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Du copiste invisible à l’auteur de premier ordre La traduction collaborative de textes religieux en guarani dans les réductions jésuites du Paraguay

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Academic year: 2020

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(1)DU COPISTE INVISIBLE À L’AUTEUR DE PREMIER ORDRE. LA TRADUCTION COLLABORATIVE DE TEXTES RELIGIEUX EN GUARANI DANS LES RÉDUCTIONS JÉSUITES DU PARAGUAY FROM INVISIBLE SCRIBE TO FIRST-CLASS AUTHOR. COLLABORATIVE TRANSLATION OF RELIGIOUS TEXTS INTO GUARANI IN THE JESUIT REDUCTIONS OF PARAGUAY Thomas BRIGNON Université Toulouse Jean Jaurès, France thomas.brignon@univ-tlse2.fr Résumé : À partir de l’exemple de la traduction en guarani du traité ascétique De la diferencia entre lo temporal y eterno originellement écrit par Juan Eusebio Nieremberg en 1640, puis imprimé dans la réduction de Loreto (Paraguay) en 1705, cet article met en lumière les enjeux de pouvoir entourant la pratique de la traduction collaborative en contexte missionnaire. En reconstituant les conditions d’édition de l’ouvrage, il s’agit de remettre en cause son attribution à un seul et unique traducteur, le jésuite José Serrano, et de souligner la probable implication d’une équipe d’auxiliaires indiens, jusque là considérés comme de simples copistes. Prolongeant un récent renouveau historiographique, l’examen des motifs sociaux et linguistiques d’une telle invisibilité, associé à l’identification de plusieurs co-.

(2) Sociocriticism 2018 - Vol. XXXIII, 1 y 2. traducteurs guarani (à l’image du cacique Nicolás Yapuguay), débouche sur une interprétation de la cécité en question en termes épistémologiques. Mots-clés : Traduction collaborative, missions jésuites, Paraguay, langue guarani, José Serrano, Nicolás Yapuguay Abstract: On the basis of the translation into guarani of the ascetical treatise De la diferencia entre lo temporal y eterno written by Juan Eusebio Nieremberg in 1640 and then printed in the mission of Loreto (Paraguay) in 1705, this article highlights the power struggles linked with collaborative translation practices in a missionary context. The reconstitution of the book’s editorial background challenges its attribution to an alleged single translator, Jesuit missionary José Serrano, and underlines the presumable implication of an Indian backup team, although such collaborators are still considered to be mere scribes. Following recent historiographical proposals, the study of the social and linguistic motives of this invisibility, combined with the identification of various Guarani co-translators (such as cacique Nicolás Yapuguay), leads us to analyze such blindness from an epistemological point of view. Keywords: Collaborative translation, Jesuit missions, Paraguay, Guarani language, José Serrano, Nicolás Yapuguay Resumen: Al tomar como punto de partida el caso de la traducción al guaraní del tratado ascético De la diferencia entre lo temporal y eterno escrito por Juan Eusebio Nieremberg en 1640, impreso luego en la reducción de Loreto (Paraguay) en 1705, este artículo hace hincapié en las relaciones de poder vinculadas con la práctica de la traducción colaborativa en contexto misionero. La reconstrucción de las condiciones en que la obra se editó permite cuestionar la autoría del único traductor conocido, el jesuita José Serrano, y subraya la probable implicación de un equipo de ayudantes indígenas, considerados hasta la fecha como meros copistas. A partir de iniciativas historiográficas recientes, el análisis de los motivos sociales y lingüísticos de dicha invisibilidad, asociado con la identificación de varios cotraductores guaraníes (entre los cuales destaca el cacique Nicolás Yapuguay), nos conduce a reflexionar sobre tal ceguera en clave epistemológica. Palabras clave: traducción colaborativa, misiones jesuíticas, Paraguay, lengua guaraní, José Serrano, Nicolás Yapuguay. 300.

(3) Du copiste invisible à l’auteur de premier ordre. INTRODUCTION Si l’on se penche sur la très ancienne production historiographique consacrée aux réductions du Paraguay, on ne peut que constater l’omniprésence d’une figure, et l’absence presque totale d’une autre. D’une part, l’Indien copiste est partout : dans les écrits des jésuites comme dans ceux de leurs adversaires, les habitants des missions sont représentés sous les traits d’anonymes génies de l’imitation, incapables cependant de toute création autonome. C’est ce que souligne en 1711 un ignacien français destiné à la Chine et faisant escale au Río de la Plata, le père Joseph Labbé : Ces Indiens n’ont nul génie pour l’invention, mais ils en ont beaucoup pour imiter toutes sortes d’ouvrages qui leur tombent entre les mains, et leur adresse est merveilleuse. J’ai vu de leur façon de très beaux tableaux, des livres imprimés correctement, d’autres écrits à la main avec beaucoup de délicatesse […] ; enfin ils excellent dans tous les ouvrages de l’art, pourvu qu’on leur en fournisse des modèles (Labbé, 1838: 93-94).. D’autre part, la figure du Guarani traducteur est remarquablement absente de ces mêmes récits. Pourtant, comme le souligne le témoignage du père Labbé, la maîtrise de l’écrit et du bilinguisme, récemment documentée et analysée avec précision par les travaux de l’historien Eduardo Neumann, ne faisait pas défaut parmi les membres de l’élite des missions.1 Ainsi les maîtres d’école et de. 1 Cette élite était fondée sur trois critères : la naissance d’une part (les fils de caciques jouissant d’un accès privilégié à l’école et à l’artisanat), le mérite de l’autre. 301.

(4) Sociocriticism 2018 - Vol. XXXIII, 1 y 2. chant (maestros de capilla), les secrétaires municipaux (secretarios), les administrateurs des divers bourgs et des estancias rurales (mayordomos) bénéficiaient-ils d’une forme de délégation de l’écriture tolérée mais strictement contrôlée (Neumann, 2011: 103-105). Dès lors, comment expliquer le fait que les traductions de textes castillans ou latins en guarani, dont les exemples ne manquent pas, soient presque exclusivement attribuées aux seuls jésuites, nommés ou non, et ce sans guère faire mention d’éventuels auxiliaires issus de la population des réductions ? Ce paradoxe pose en réalité la question du statut de la traduction elle-même en contexte missionnaire. Faut-il considérer ce travail d’adaptation comme une autre forme de copie, elle aussi déléguée à des assistants anonymes, simples scribes qui se seraient contentés d’imiter un texte dans leur propre langue pour le compte de missionnaires assumant l’autorité de l’écrit ainsi produit ? Il est possible d’imaginer que c’était le cas, puisque divers échanges épistolaires entre la hiérarchie romaine de la Compagnie et les provinciaux du Paraguay soulignent que, du point de vue de la censure des imprimés, rééditer un livre et le traduire revenaient au même. C’est du moins ce que souligne en 1696 le général Tirso González au provincial Lauro Núñez, autour d’un ambitieux projet de traduction :. (un enfant extrêmement doué pouvant rejoindre les jeunes nobles à titre exceptionnel), la dévotion enfin (dans la mesure où les deux congrégations missionnaires, celle de la Vierge Marie et celle de saint Michel, réunissaient les croyants les plus fervents). L’accès à l’écriture dont jouissaient ces trois groupes n’impliquait pas le fait de savoir lire, les jésuites ayant pris soin de séparer ces deux enseignements (Neumann, 2011: 102, 104-105). Récemment redécouverte, cette scripturalité indienne identifiée de longue date par le père Bartomeu Melià (Melià, 2003) a fait l’objet d’une attention approfondie privilégiant cependant les textes non religieux ainsi que la période postérieure aux guerres guaranitiques (Neumann, 2015).. 302.

(5) Du copiste invisible à l’auteur de premier ordre. la transposition en guarani d’un célèbre traité ascétique castillan de Juan Eusebio Nieremberg.2 Intitulé De la diferencia entre lo temporal y eterno, il avait été édité pour la première fois à Madrid en 1640 et jouissait d’une grande notoriété. Au sujet de sa future impression en langue amérindienne, dont Núñez remettait en cause la pertinence, le général González affirme alors : [I]l en va de même dans le cas de l’impression d’un livre déjà édité, et dans celui d’un livre traduit, car tout comme l’autorisation du général, ou de tout autre personne, est superflue pour le rééditer, c’est également le cas pour le traduire (Furlong, 1953: 65, notre traduction).3. Présentée comme une banale opération éditoriale, l’adaptation du livre de Nieremberg relèverait donc de la pure copie méca-. 2 Juan Eusebio Nieremberg (1595-1658) est une des plus grandes figures intellectuelles de la Compagnie de Jésus au XVIIe siècle, dont la renommée était comparable à celle d’Athanasius Kircher ou de Juan Caramuel y Lobkowitz. Professeur d’exégèse et de philosophie naturelle au Collège Impérial de Madrid, où il demeure tout au long de sa vie, il est l’un des polygraphes les plus féconds de son temps. Son œuvre cumule ainsi plus de soixante-dix titres, pour un ensemble de dix mille folios, divisés à parts presque égales entre ouvrages castillans et latins. Sa pensée originale, éclectique et providentialiste, ainsi que son apport décisif à la réflexion naturaliste baroque sont cependant tombés dans un oubli relatif à partir de la fin du XVIIIe siècle. La Diferencia est son livre le plus connu, où il enjoint son destinataire à réformer sa conduite afin de se préparer à la vie éternelle, dans l’esprit d’un ars moriendi ou d’un traité consacré aux novissimi (Hendrickson, 2015: 1-2, 6). 3 “[L]o mismo que pasa en la impresión de un libro compuesto, pasa en la impresión de un libro traducido, que como no es necesario licencia del General, ni de otro alguno, para componerle, tampoco para traducirle.”. 303.

(6) Sociocriticism 2018 - Vol. XXXIII, 1 y 2. nique, paradoxe qui nous invite à traiter le problème que pose l’invisibilité des traducteurs en contexte missionnaire. La Diferencia mise en guarani, issue de la première imprimerie de confection américaine, constitue en effet un échantillon privilégié des jeux de pouvoir entourant la pratique de la traduction dans les réductions du Paraguay. Un ensemble de faits convergents laisse penser que cet ouvrage a fait l’objet d’une traduction collaborative, et pourtant sa paternité n’est à ce jour attribuée qu’à un seul jésuite : le responsable de l’atelier typographique installé dans le bourg de Loreto, José Serrano. Mais avant de nous concentrer sur l’édition sud-américaine du traité de Nieremberg, il nous faut dresser un bref panorama du contexte dans lequel prend place sa conception, qui s’étend du début de la décennie 1690 à l’an 1705, date à laquelle l’ouvrage est imprimé. Ces quelques années représentent en effet un moment tout à fait exceptionnel dans l’histoire des missions du Paraguay, à la jonction de trois échelles et de trois temporalités. D’une part, sur le temps long, et à l’échelle de la Vice-royauté du Pérou, ce passage entre le XVIIe et le XVIIIe siècle voit la consolidation de l’évangélisation en langue amérindienne, promulguée par le troisième Concile de Lima de 1583 et dont la pratique est désormais courante, avant que les réformes bourboniennes n’imposent, avec un succès tout relatif, une politique linguistique moins complaisante envers la promotion des idiomes locaux. À l’échelle plus modeste des missions jésuites, fondées à partir de 1609, la décennie 1690 marque une sorte d’âge d’or. Elle prend place après une première phase d’installation et de consolidation sur huit décennies, mais est encore relativement épargnée par la série de calamités (guerres civiles, conflits frontaliers, cabales internationales) qui débute dans les années 1720 et débouche, après l’épisode des guerres guaranitiques de la décennie 1750, sur 304.

(7) Du copiste invisible à l’auteur de premier ordre. l’expulsion de la Compagnie à partir de 1767.4 Enfin, dans le cadre de cet âge d’or, et sur un plan très local, celui de la seule réduction de Loreto, les années 1690 coïncident avec l’installation de la première imprimerie du Río de la Plata, construite sur place sous les auspices de Serrano lui-même et d’un ignacien typographe, le père Juan Bautista Neuman. Les presses des missions, dont la traduction de la Diferencia est la troisième réalisation, restent actives jusqu’en 1727, date à laquelle leur production cesse brutalement. Entre temps, l’imprimerie marque un bond tant quantitatif que qualitatif dans les politiques linguistiques jésuites. Elle donne en réalité lieu à toute une série d’expérimentations visant à tester les capacités expressives de la langue guarani (Melià, 1992, 123-124).5 L’importation du texte de Nieremberg en terres paraguayennes ne peut être détachée de ce triple contexte, entre promotion officielle des langues amérindiennes, relative stabilité socioéconomique des missions, et activité éditoriale in situ. Une fois cette toile de fond posée, il devient possible d’évoquer les différents individus qui y évoluent ainsi que les rapports de force leur conférant ou leur niant la qualité, et donc la visibilité, de. 4. Ce constat doit être nuancé dans la mesure où 1705 coïncide avec un conflit armé de grande ampleur : le siège de la place forte portugaise de Colonia del Sacramento par les troupes espagnoles et les milices des missions. Les guerres guaranitiques correspondent pour leur part à un soulèvement partiel des réductions contre les ignaciens. 5 Ces expérimentations sont inséparables du statut particulier accordé au guarani en tant que “langue générale” du Río de la Plata, c’est-à-dire en tant qu’idiome privilégié par le clergé et l’administration coloniale afin de gérer la fragmentation linguistique des diverses populations indiennes soumises. Nous renvoyons sur ce point au numéro spécial des Mélanges de la Casa de Velázquez consacré à la question (Estenssoro et Itier, 2015).. 305.

(8) Sociocriticism 2018 - Vol. XXXIII, 1 y 2. traducteur.6 Nous nous concentrerons tout d’abord sur la Diferencia de Loreto et sur sa trajectoire éditoriale singulière afin d’identifier, dans un deuxième temps, les divers acteurs visibles ou invisibles ayant présidé à son élaboration.7 Nous tenterons ensuite de définir le champ social et lexical de la traduction littéraire en guarani des missions jésuites.8 Il s’agira de souligner les asymétries régissant la pratique de la traduction et visibles tant dans les rapports sociaux effectifs que dans les mots qui les décrivent. Malgré le poids de ce conditionnement social et linguistique, nous tâcherons d’identifier quelques exemples de co-traducteurs indiens, avant de proposer en dernier lieu un questionnement épistémologique autour des abordages théoriques et pratiques susceptibles de rendre toute sa visibilité. 6. Par invisibilité, nous entendons ici la non-reconnaissance, d’un point de vue social, légal et symbolique, de la participation effective d’auxiliaires indiens à la réalisation d’une traduction collaborative. Notre interprétation de ce terme diffère donc sensiblement de la définition canonique qu’en donne Lawrence Venuti, privilégiant des considérations d’ordre stylistique et éthique pour penser les liens entre traduction et autorité (Venuti, 2008: 1-13). 7 En appliquant une approche centrée prioritairement sur les agents traducteurs eux-mêmes, nous souhaitons suivre la proposition d’Anthony Pym visant à ‘humaniser l’histoire de la traduction’ (Humanizing Translation History) et à la dégager du primat absolu du texte sur son contexte socioculturel immédiat (Pym, 2009: 8-10). 8 Le guarani dans lequel sont traduits les textes missionnaires est une variété distincte à la fois du guarani créole parlé par les colons espagnols, métis ou afro-descendants du Paraguay et du guarani tribal des populations indiennes résistant au processus de colonisation. La singularité du guarani jésuite semble avoir pu impliquer une non-intercompréhension avec les autres variantes dialectales, et s’expliquerait par ce que Bartomeu Melià nomme la quadruple réduction (reducción) de la langue des missions, liée à une mise en ordre successivement graphique, grammaticale, lexicographique puis littéraire (Melià, 1986: 252-258; Melià, 2011: 82-83).. 306.

(9) Du copiste invisible à l’auteur de premier ordre. au phénomène de la traduction collaborative hispano-américaine à l’époque coloniale. 1. LA DIFERENCIA ENTRE LO TEMPORAL Y LO ETERNO. UNE TRADUCTION DE TRADUCTIONS DIFFUSÉE À L’ÉCHELLE GLOBALE Avant même d’être adapté en guarani, le traité de Nieremberg constituait déjà ce que l’on pourrait appeler une traduction de traductions, dans la mesure où sa postérité hors normes s’explique par le recours à diverses opérations d’adaptation, sur le temps long et à partir de plusieurs contextes régionaux. De fait, Nieremberg était lui-même traducteur, comme en témoigne sa version castillane de l’Imitatio Christi de Thomas a Kempis, publiée en 1659 par la prestigieuse Officina Plantiniana d’Anvers et ayant joui d’une immense popularité. Loué pour son style sobre et efficace, il était connu pour son activité de compilateur et c’est à la lumière de cette tendance qu’il nous faut comprendre la Diferencia, dans la mesure où l’on peut considérer avec Fernando Gil que le traité est en rigueur “une grande paraphrase des Exercices Spirituels de Saint Ignace de Loyola. Nieremberg choisit les grands thèmes de l’expérience des exercices et les traduit dans une prose du goût de son époque” (Gil, 2010: XXXVIII, notre traduction).9 En somme, le texte-source choisi par les missionnaires serait donc déjà lui-même une traduction, une sorte d’aggiornamento ou de reformulation intralinguale du programme fondateur de la Compagnie. 9. “[Es] una gran paráfrasis de los Ejercicios Espirituales de San Ignacio de Loyola. Nieremberg elige los grandes temas de la experiencia de los ejercicios y los vuelca en una prosa del gusto de su época”.. 307.

(10) Sociocriticism 2018 - Vol. XXXIII, 1 y 2. de Jésus.10 Mais la Diferencia a surtout elle-même été énormément traduite suite à la publication de l’editio princeps castillane, en 1640. Dès les années suivantes apparait ainsi une adaptation en latin tout d’abord, puis surgissent des éditions dans les principales langues européennes (portugais, français, italien, allemand, anglais, hollandais, polonais, gallois) et enfin des transpositions en arabe et en nahuatl (Sommervogel et al., 1894: 1737-1740). À ce titre, la version guarani attribuée à José Serrano constitue tout sauf une exception, et il n’est pas aisé de déterminer à partir de quelle langue, castillane ou latine, elle a été effectuée, bien que la première option soit la plus probable. D’autre part, la Diferencia de 1705 ne représente peut-être pas le dernier maillon de cette longue chaîne de traductions. En effet, une autre version missionnaire sud-américaine est documentée. Postérieure à l’édition guarani, il s’agit d’un manuscrit, composé en chiquitano par le jésuite Ignace Chomé dans les réductions du piémont andin voisines de celles du Paraguay, vers 1750 (Medina et Moreno, 1892: 11). On ne sait pas à partir de quelle édition de Nieremberg cette traduction chiquitana a vu le jour, mais le guarani étant couramment parlé sur les contreforts orientaux des Andes, et Chomé étant réputé pour sa connaissance de cette langue, il n’est pas invraisemblable que l’imprimé de José Serrano ait lui-même. 10. Nous avons ici recours à la triade notionnelle conceptualisée par Roman Jakobson et distinguant traduction intralinguale ou ‘reformulation’ au sein d’une même langue (intralingual translation or rewording), traduction interlinguale ou ‘traduction au sens propre’ d’une langue à une autre (interlingual translation or translation proper) et enfin traduction intersémiotique ou ‘transmutation’ (intersemiotic translation or transmutation) d’un système sémiotique verbal vers un système non verbal, comme dans le cas de l’adaptation visuelle ou sonore d’un texte par le biais d’une illustration ou d’une chanson (Jakobson, 2012: 127).. 308.

(11) Du copiste invisible à l’auteur de premier ordre. pu donner lieu à une autre adaptation, d’un idiome amérindien à un autre.11 Quoi qu’il en soit, cet exemple illustre bien l’existence, dans le cas de la Diferencia, d’un complexe réseau de retraductions interlinguales, dans un éventail de langues tout à fait remarquable et attestant du grand prestige dont jouissait alors Nieremberg. Enfin, à partir de l’année 1684 la Diferencia castillane circule désormais sous forme illustrée grâce à une édition anversoise ornée de gravures confectionnées par l’artiste Gaspar Bouttats. Aux deux facteurs de pluralité déjà mentionnés (intralingual et interlingual) vient donc s’ajouter le fait que le texte-source vraisemblablement mis à disposition des jésuites du Paraguay avait déjà fait l’objet d’une véritable traduction intersémiotique, du texte vers l’image. Il semble en effet que ce tirage flamand ait inspiré les missionnaires, car leur propre version du traité de Nieremberg en constitue à ce jour l’édition la plus richement illustrée, ornée d’une quarantaine d’estampes en grande partie inspirées de celles de Bouttats. Plusieurs des gravures anversoises ont ainsi été adaptées par des artistes indiens à partir de motifs naturels locaux, comme diverses études iconographiques ont pu le souligner (González et al., 2009: 151; Wilde, 2014: 275-277).. 11. Chomé est également crédité d’une adaptation chiquitana de l’Imitatio de Kempis (Othmer, 1938: 225-228). Ce type de mimétisme (Chomé traduit Nieremberg mais aussi ce et ceux que Nieremberg traduit) serait le propre des adaptateurs d’ouvrages de dévotion en général et des jésuites en particulier (Burke, 2006: 27-28). D’autre part, la présence du guarani dans le piémont andin est liée en grande partie aux migrations effectuées par l’ethnie chiriguano dès le XVIe siècle, suite à l’arrivée des Espagnols dans le Río de la Plata. L’établissement de missions franciscaines et jésuites dans la région a par la suite contribué à consolider et à amplifier cet état de fait. C’est ainsi qu’Ignace Chomé a tout d’abord officié en guarani auprès des Chiriguano avant d’évangéliser les Chiquitano et d’adapter la Diferencia dans leur idiome.. 309.

(12) Sociocriticism 2018 - Vol. XXXIII, 1 y 2. À travers ce rapide panorama, nous souhaitons surtout souligner la complexité des procédés de traduction, à la fois linguistiques et visuels, dont la Diferencia de Loreto est débitrice, complexité qui a nécessairement impliqué une pluralité d’idiomes et de codes sémiotiques, mais également et avant tout une pluralité d’acteurs. 2. LE JÉSUITE ET SES “INSTRUMENTS”. À LA RECHERCHE DU OU DES TRADUCTEURS DE LA DIFERENCIA EN GUARANI Quels ont été, dès lors, les responsables d’un tel ouvrage ? Si l’on s’en tient à son paratexte et aux échanges épistolaires qui l’entourent, cette ambitieuse entreprise est le fait d’un seul homme, José Serrano. Tous les autres individus impliqués dans l’élaboration du texte sont anonymes. On pourrait en somme affirmer que Serrano concentre en sa personne tous les attributs de la fonction-auteur telle que la définit Michel Foucault (Foucault, 1994: 789-821).12 Effectivement, son nom figure sur la page de garde, où un parallélisme typographique l’assimile très clairement à Nieremberg lui-même. Le paratexte le présente en outre comme unique lieu d’origine de l’imprimé : Serrano traducteur, Serrano éditeur, Serrano imprimeur, Serrano préfacier, Serrano célébrant sa propre traduction, renvoyant au miracle de la Pentecôte et s’exprimant à la première personne du singulier. Il faut enfin remarquer que les cinq licences et censures 12. Bien entendu, si l’on entend par auteur le concept, historiquement situé, que forgent les idéalistes allemands du début du XIXe siècle (en tant qu’exigence absolue d’originalité), le rapprochement est tout à fait anachronique : Serrano ne se pense pas comme un auteur, pas plus que Nieremberg lui-même. Tous deux n’en remplissent pas moins la fonction-auteur foucaldienne en assumant la responsabilité légale et symbolique de leurs ouvrages.. 310.

(13) Du copiste invisible à l’auteur de premier ordre. accompagnant la traduction sont toutes accordées à son seul nom, et que lui-même se présente comme seul responsable des louanges ou des critiques inspirées par son adaptation en guarani. La surprise de ses contemporains a pourtant de quoi semer le doute, telle celle du doyen du chapitre cathédral d’Assomption, Bernardino Cerbín, qui débute ‘l’Approbation’ (Aprobación) de l’ouvrage en exprimant son incrédulité : J’ai vu le fruit des efforts de Votre Révérend Père, inspirés par votre zèle ardent au service du Salut des Âmes, qui vous a toujours accompagné, alors que vous traduisiez du castillan en langue guarani, native et générale des Indiens de cette Province, le tome de la Diferencia entre lo temporal y eterno du Révérend Père Juan Eusebio Nieremberg. [...] Et bien qu’étant au fait de la présence de Votre Révérend Père dans ces Doctrines depuis de nombreuses années, durant lesquelles vous avez instruit et édifié ces pauvres Indiens, j’étais loin de me douter que, tout expérimenté et qualifié que vous êtes dans cette langue, votre traduction devait se révéler si parfaite (Nieremberg et al., 1705: s.p., notre traduction).13. 13. “He visto la obra del desvelo de V.P.R. que ocasionó el encendido celo del bien de las Almas, que siempre le ha asistido, traduciendo del idioma Castellano en la lengua Guaraní nativa, y general de los Indios de esta Provincia el tomo de la Diferencia entre lo temporal, y eterno del R.P. Juan Eusebio Nieremberg […]. Y aunque con el conocimiento de haber asistido V.R.P. en esas Doctrinas por muchos años enseñando, y instruyendo a esos pobrecillos pudiera Yo suponer, que por adelantado, y muy perito, que puede estar en dicha lengua había de salir con toda perfección lo traducido”.. 311.

(14) Sociocriticism 2018 - Vol. XXXIII, 1 y 2. La surprise du père Cerbín est bien légitime : Serrano serait l’unique responsable de la traduction d’un ouvrage composé de cinq livres, pour un ensemble atteignant le demi-millier de pages, le tout en l’espace de six ans si l’on en croit les informations que nous offre le paratexte, fixant la traduction entre 1694 et 1700. L’exploit est certes remarquable mais reste dans le domaine du possible. Cependant, d’autres éléments matériels permettent de douter de cette performance. Serrano est en effet crédité de la traduction simultanée, aujourd’hui perdue, des Flos Sanctorum de Pedro de Ribadeneyra, en trois tomes, sur mille deux cents pages. Il aurait ainsi traduit, seul et en l’espace de quelques années, mille sept cents pages en guarani. Dans le but de mieux connaître la trajectoire de Serrano, la consultation des archives romaines de la Compagnie de Jésus devient indispensable, et nous permet de confirmer un fait déjà évoqué par ses rares biographes : une intense mobilité au sein de la hiérarchie jésuite. Dès 1690, il est ainsi secrétaire du provincial Diego de Orozco, avant de mener à bien une visite générale de la région, puis de prendre le poste de consultor dans une des réductions du Paraná, jusqu’en 1695 où, après avoir été brièvement supérieur, il quitte tout simplement les missions pour devenir recteur du Collège de Buenos Aires où il enseigne toujours en 1697, avant de retourner auprès de ses ouailles en 1700.14 Outre la question de. 14. Nous nous fondons ici sur les Catalogues conservés au Vatican par l’Archivum Romanum Societatis Iesu [ARSI], qui nous permettent de suivre, quasiment année après année, la mobilité géographique et hiérarchique de Serrano. Les références exactes des documents consultés sont les suivantes : ARSI, Paraq. 4.II, f.391r (1689), f.428v (1692), f.456r (1697), f.492r (1700). Le paratexte de la Diferencia de 1705 nous apprend en outre, par le biais des licences de Francisco de Castañeda et de Bernardino Cerbín, que Serrano était encore recteur du Collège de Buenos. 312.

(15) Du copiste invisible à l’auteur de premier ordre. l’importante distance géographique séparant ces divers lieux, de telles responsabilités lui laissaient-elles le loisir de composer à lui seul une œuvre aussi volumineuse ?15 Un autre élément est troublant : Serrano n’est pas mentionné parmi les grands maîtres de la langue guarani, et aucun des ouvrages métalinguistiques postérieurs à 1705, pourtant prompts à célébrer les illustres traducteurs de la Compagnie, ne cite son nom. Le contraste avec Ignace Chomé, auteur de la version chiquitana de la Diferencia, est clair. Grammairien reconnu et célébré par le père Peramás qui lui dédie une biographie en 1793, Chomé parlait couramment le guarani, la “langue de l’Angola”, le zamuco, et bien entendu le chiquitano, dont il a rédigé une grammaire (Peramás, 1793: 221-263). Pour sa part, Serrano n’est au contraire l’auteur d’aucun ouvrage métalinguistique et, outre ses deux grandes traductions ainsi que quelques petits traités qu’il “imprime”, on ne lui connaît aucun autre texte (Furlong, 1953: 307-509). Il n’a pas fait l’objet d’une biographie jésuite et, aujourd’hui encore, il est présenté dans le grand Diccionario histórico de la Compañía de Jesús de la manière suivante : “missionnaire, imprimeur, linguiste” (Domínguez et O’Neill, 2001: 3560, notre traduction). Son activité d’imprimeur y passe donc avant ses dons linguistiques, bien réels, du moins si l’on en croit les archives de la Compagnie qui. Aires en 1697 et qu’il n’a été de retour dans les missions du Paraguay qu’en 17001701. C’est encore un autre document qui consigne sa brève nomination comme supérieur : ARSI, Paraq. 23, f.82r. 15 Le guarani était alors parlé à Buenos Aires, où de nombreux Indiens missionnaires étaient de passage pour des raisons commerciales ou politiques (Furlong, 1962: 187, 359, 360, 365, 369, 380…). Dans ces conditions, il n’est pas exclu qu’une hypothétique traduction collaborative de la Diferencia ait pu avoir lieu non pas au sein des réductions, mais depuis le Collège porteño que dirigeait Serrano.. 313.

(16) Sociocriticism 2018 - Vol. XXXIII, 1 y 2. mentionnent sa maîtrise du guarani mais également d’au moins une langue africaine.16 Quelles qu’aient été les compétences linguistiques effectives de Serrano, celui-ci a en tout état de cause bel et bien eu recours à de nombreux assistants pour éditer son œuvre, mise sous presse et illustrée par des artisans indiens, comme il le souligne lui-même dans sa dédicace au général González : “ainsi l’impression, et les nombreuses planches venant l’orner, ont été l’œuvre du doigt de Dieu, fait d’autant plus admirable, que les instruments en sont de pauvres Indiens, néophytes et dépourvus de la direction des maîtres européens” (Nieremberg et al., 1705: s.p., notre traduction).17 De nouveau, revoici les auxiliaires simples copistes, présentés comme autant d’outils anonymes. Cependant, de cette masse de collaborateurs émerge la silhouette de l’artisan graveur Juan Yaparí, dont le nom figure, exceptionnellement, sur l’estampe représentant le général Tirso González. Comme l’explique l’historienne de l’art paraguayenne Josefina Plá, nous serions là face à l’exception qui confirme la règle :. 16. Les Catalogues de l’ARSI cités supra mentionnent en effet son statut d’oper. Ind. Aetiop & Hisp, ce qui implique qu’il était apte à la prédication en langues indienne, africaine et castillane. D’autre part, la consultation de l’Archivo General de la Nación [AGN], à Buenos Aires, nous a permis d’avoir accès aux documents consignant l’ordination de Serrano et son envoi pour les réductions du Paraguay, en 1670. Plus de trente ans avant la publication de la Diferencia, ses compétences en langue guarani sont donc actées, suivant les prescriptions imposées par le Concile de Trente et reprises par le troisième Concile de Lima. Les documents en question correspondent aux cotes suivantes : AGN, Salle IX, L.6.9.3., docs. 408-288, 408289 et 408-290. 17 “[A]sí la imprenta, como las muchas láminas para su realce, han sido obra del dedo de Dios, tanto más admirable, cuanto los instrumentos son unos pobres indios, nuevos en la fe y sin la dirección de los maestros de la Europa”.. 314.

(17) Du copiste invisible à l’auteur de premier ordre. De toutes les gravures, une seule est signée. [...] Il s’agit de Juan Yaparí, auquel correspond le titre de premier graveur du Río de la Plata mais aussi d’unique graveur missionnaire identifié. La signature précise Joan. Yaparí sculpsit, ce qui, suivant l’usage, reconnaît sa qualité de réalisateur de l’œuvre, mais non celle d’auteur (Plá et Cardozo, 1962: 11-12, notre traduction).18. Ainsi, le seul collaborateur nommé est-il présenté comme le responsable d’une simple reproduction, c’est-à-dire comme un copiste. Le fait que son patronyme n’apparaisse qu’au niveau du portrait du prestigieux dédicataire de Serrano suggère qu’il s’agit là d’un acte unique, et symbolique, visant probablement à célébrer la réussite culturelle des missions. Quoi qu’il en, un tel hapax nous invite à nous demander pourquoi ce qui est possible pour un traducteur intersémiotique (un illustrateur) serait impossible pour d’hypothétiques traducteurs interlinguaux (des co-traducteurs auxiliaires). Sur ce point, la consultation d’un autre témoignage de la Diferencia de Loreto nous offre quelques indices supplémentaires. Datée de 1700, soit cinq ans avant l’impression de l’édition jusque-là connue, cette version préparatoire, mêlant fragments manuscrits et imprimés, est elle aussi conservée aux archives romaines de la Compagnie et demeure à ce jour inédite.19. 18. “De todos los grabados, sólo uno aparece firmado. […] Lo suscribe Joannes Yaparí, al cual corresponde el título de primer grabador platense y también único grabador misionero identificado. La firma dice Joan. Yaparí sculpsit, con lo que de acuerdo al uso, se reconoce el trabajo de buril pero no el de diseñador.” 19 Ce document fondamental pour saisir les conditions d’élaboration de la Diferencia de 1705 est constitué de trois éléments : une estampe, ‘l’Approbation’ du doyen Cerbín, manuscrite et datée de 1700, puis les quatre premières pages. 315.

(18) Sociocriticism 2018 - Vol. XXXIII, 1 y 2. Son contenu est troublant : plusieurs mentions manuscrites ont été ajoutées en marge et renvoient, en latin, à des images et à un texte présentés comme autant de créations nées de “l’esprit” des Indiens ou encore de leur “écriture”.20 Certes, ces affirmations relèvent probablement d’une visée propagandiste ou du moins politique, tout comme la mention du nom de Juan Yaparí au niveau du portrait du général González. Toutefois, ces indices n’en contredisent pas moins le postulat faisant des néophytes de simples instruments imitateurs, en mentionnant leur ‘intelligence’ ou leur ‘génie’ (ingenio). Quoi qu’il en soit, les éléments à notre disposition semblent assez nombreux pour douter de la traduction individuelle du traité de Nieremberg, et nous invitent à approfondir notre réflexion au-delà des données issues de l’ouvrage, en nous confrontant à son contexte sociolinguistique immédiat, c’est-à-dire au champ missionnaire.. du texte traduit, imprimées. L’ensemble est inventorié aux références suivantes : ARSI, Paraq. 12a, ff.238r-241v. Ces épreuves dateraient de l’an 1700 car c’est cette année-là que deux procureurs paraguayens sont envoyés à Rome, probablement en vue de négocier les conditions d’impression du texte. Il faut attendre 1710 pour que d’autres procureurs soient mandatés à la Curie généralice (ARSI, Paraq. 23, f.77r) et, entre temps, l’exemplaire missionnaire de 1705 a déjà été édité à Loreto (Furlong, 1953: 66-68). 20 Les mentions manuscrites exactes sont les suivantes : imago hic ex indory ingenio fuit confecta (‘l’image ici [présente] a été élaborée à partir de l’esprit propre aux Indiens’) puis indi qui fuerant barbari, ita a Missionariis societatis perpoliuntur ut ita scribant (‘des Indiens, qui avaient été barbares, sont policés par les missionnaires de la Société [de Jésus] au point qu’ils sont capables d’écrire ainsi’). Ces deux ajouts, dont la datation demeure problématique, peuvent être lus respectivement au niveau d’ARSI, Paraq. 12a, f.238r et ff.239v-240r.. 316.

(19) Du copiste invisible à l’auteur de premier ordre. 3. L’INVISIBILISATION SOCIALE ET LEXICALE DES AUXILIAIRES INDIENS DANS LE CONTEXTE DU CHAMP MISSIONNAIRE ET DE LA LANGUE RÉDUITE Nous empruntons ici le concept de champ missionnaire (field of reducción) à l’ethnolinguiste William Hanks qui, s’inspirant de Bourdieu, l’applique aux réductions franciscaines installées au Yucatán dans la seconde moitié du XVIe siècle. Ce faisant, il remet en cause une dichotomie sociolinguistique particulièrement préjudiciable à l’étude des traducteurs coloniaux, qui voudrait séparer República de Indios et República de Españoles sur le plan social et les langues amérindiennes et le castillan sur le plan linguistique. Une double bipartition qui s’avère relativement inopérante tant dans le cas des missions méso-américaines que dans celui des réductions du Paraguay. Hanks préfère pour sa part parler d’un seul et même champ social, qu’il nomme champ missionnaire, et d’un seul et même idiome, qu’il désigne sous le terme de translangue ou de neologos (Hanks, 2010: XVII).21 Comme le démontre son étude, la petite cinquantaine de franciscains ayant mené à bien l’évangélisation de la péninsule yucatèque a eu recours à un ensemble d’auxiliaires issus de l’élite indienne locale, comme dans le cas du Paraguay jésuite. Cette collaboration, qui a avant tout reposé sur un travail de traduction et d’interprétation,. 21. La notion de champ missionnaire forgée par Hanks désigne par conséquent un type particulier d’espace sociolinguistique, défini comme “the social space in which colonial conduct and the colonial language were shaped, from semantics to discourse genres” (Hanks, 2010: XVII). C’est cette catégorie qui nous permet d’opérer un rapprochement relatif entre le cas des missions franciscaines du Yucatán et celui des missions jésuites du Paraguay, par-delà les spécificités linguistiques, historiques et géographiques qui les séparent.. 317.

(20) Sociocriticism 2018 - Vol. XXXIII, 1 y 2. a par la suite débouché sur l’émergence de deux figures bilingues que Hanks définit sous le terme de locuteurs réciproques (reciprocal speakers) : d’une part les lenguas franciscains ayant appris le maya avec l’appui de leurs auxiliaires indiens, et de l’autre les ladinos maya formés à l’écriture et à la lecture du castillan et devenant eux-mêmes enseignants (Hanks, 2010: 9,18). Cet espace de rencontre translinguistique (translingual space of encounter) se serait alors fondé sur une hybridation réciproque, c’est-à-dire sur un processus de traduction collaborative où les deux champs sociaux et les deux langues auraient décrit une sorte de mouvement bidirectionnel (Hanks, 2010: XVII-XIX). En somme, ce travail collectif aurait impliqué l’émergence d’une nouvelle langue, et c’est précisément la variété chrétienne en question que Hanks nomme neologos ou maya réduit. Vouée à devenir la cheville ouvrière du processus d’évangélisation, la réduction du langage impliquait, à terme, celle de ses locuteurs. De cette manière, le neologos n’était pas seulement une fin en soi mais également un outil qui visait à faire de la réduction linguistique une mise en ordre sociale, suivant l’acception ancienne du verbe reducirse, ‘se convaincre’, ‘retourner à l’ordre’ (Covarrubias Horozco, 1611: 5 [sic.]). Cette interdépendance entre champ social et champ lexical était alors parfaitement perceptible au niveau des dénominations employées pour se référer aux bilingues franciscains d’une part et à leurs équivalents maya de l’autre, c’est-à-dire aux lenguas et aux ladinos. L’asymétrie sociale qui distinguait les uns des autres avait ainsi ses équivalents immédiats sur le plan linguistique. Commençons par le cas des bilingues franciscains. Comme l’explique Hanks, le statut de lengua représentait une distinction honorifique toute particulière et structurait la hiérarchie interne des missionnaires en distinguant un groupe d’experts. Cette verticalité propre à la qualité de lengua s’exprimait sur le plan lexical par une segmentation sémantique entre 318.

(21) Du copiste invisible à l’auteur de premier ordre. gran lengua, media lengua et lengua simple, selon que l’individu était capable d’une interprétation complète ou partielle de la langue maya. Parmi les attributs du gran lengua, l’autorité d’un ouvrage métalinguistique ou d’une traduction constituait un prérequis nécessaire. Le terme même de lengua connotait une grande habilité traductrice (Hanks, 2010: 10-11). Ce détail est fondamental, car il peut nous aider à mieux comprendre le cas de José Serrano, qui se voyait, ou du moins se présentait volontiers comme un gran lengua et ce, bien que ces successeurs ne lui aient a priori pas reconnu cette qualité. Quel était alors, d’autre part, le statut social et lexical du locuteur réciproque du lengua franciscain, à savoir l’Indien ladino ? Hanks souligne qu’à aucun moment le ladino n’est présenté comme faisant partie d’un groupe. Contrairement au lengua, il est le plus souvent un individu à part, isolé et subordonné à la hiérarchie franciscaine. Cette asymétrie sociale s’accompagne d’une asymétrie lexicale équivalente et, là où le terme lengua exhibe une dimension théologique positive, le concept de ladino connote les idées d’astuce et de dissimulation (Hanks, 2010: 17-18). Comme le relève le dictionnaire de Covarrubias, le terme ladino renvoie d’ailleurs, dans son étymologie même, aux interprètes barbares maîtrisant le latin des Romains, puis aux Morisques et aux étrangers habiles dans leur emploi du castillan (Covarrubias Horozco, 1611: 511). D’autre part, bien que l’Indien ladino puisse parfaitement faire valoir sa signature sur des documents notariaux ou municipaux, contrairement au lengua, il n’est pas supposé être l’auteur explicite d’ouvrages ayant trait à la langue réduite elle-même, en dépit d’une collaboration effective (Hanks, 2010: 18-19).22 Voilà donc un précédent méso-américain. 22 Ce constat peut être nuancé dans la mesure où, dès le XVIe siècle, quelques traducteurs issus de la noblesse yucatèque ont pu être reconnus comme co-auteurs. 319.

(22) Sociocriticism 2018 - Vol. XXXIII, 1 y 2. à l’invisibilisation du rôle des co-traducteurs indiens en contexte missionnaire. Qu’en a-t-il été, dès lors, dans le cas des réductions jésuites ? Hanks note que la dichotomie sociolinguistique entre lenguas et ladinos n’existait d’un point de vue lexical qu’en castillan et n’aurait a priori pas eu de contrepartie en maya réduit (Hanks, 2010: 1819). En terres paraguayennes, un siècle et demi plus tard, on ne retrouve que des échos ténus de ce lexique dans le castillan des jésuites. Cependant, les deux grands dictionnaires du guarani réduit, le Tesoro et le Vocabulario d’Antonio Ruiz de Montoya, publiés à Madrid en 1639 et en 1640, proposent bel et bien des traductions pour les termes ladino et letrado (‘lettré’) : iñe’ẽngatúva’e d’une part (‘celui qui parle bien’) et mba’ekuaapára (‘celui qui sait’) de l’autre.23 On identifie difficilement l’asymétrie sociolinguistique étudiée par Hanks, bien que la traduction de letrado, renvoyant au savoir, semble être connotée plus positivement que celle de ladino. Il est plus intéressant de se concentrer sur le verbe interpretar (‘interpréter’), dont les équivalents privilégiés par Montoya sont ambojehu (‘faire que ce soit trouvé’), ambojekuaa (‘faire que ce soit connu’) ou encore aipypira katu iñe’ẽngue (‘ouvrir, étendre parfaitement les mots. d’ouvrages religieux, tel Gaspar Antonio Chi. D’autre part, l’implication d’auxiliaires créoles dans l’activité de traduction en maya est également documentée, comme l’illustre l’exemple de Jerónimo de Contreras. 23 Pensés comme des outils complémentaires, ces deux dictionnaires adoptent un fonctionnement différencié. En effet, tandis que le Tesoro de 1639 offre des entrées guarani glosées en castillan, le Vocabulario de 1640 suit la logique inverse, du castillan vers le guarani. C’est donc le Tesoro qui nous offre le plus d’indications à valeur ethnographique et il est remarquable que le champ lexical de la traduction y soit absent. Faut-il en déduire que les prescriptions du Vocabulario correspondent à des néologismes forgés et promus par les jésuites eux-mêmes ?. 320.

(23) Du copiste invisible à l’auteur de premier ordre. révolus’). L’interprète est alors le ñe’ẽmbojehuhára : ‘celui qui fait que les mots soient trouvés’ (Ruiz de Montoya, 1640: 51, 60, 64).24 Comme le remarque Hanks, les dictionnaires missionnaires étaient loin d’être de simples descriptions et servaient de codifications normatives d’un processus de conversion linguistique en cours (Hanks, 2010: 13). Suivant cette optique, il est remarquable que, d’après les prescriptions lexicales de Montoya, l’acte même d’interpréter soit assez systématiquement associé au morphème factitif —mbo—, qui traduit le fait de ‘faire faire quelque chose’. On peut peut-être y voir, si l’on suit Hanks et l’hypothèse d’une circularité entre champ lexical et champ social, la marque de la position surplombante d’un interprète ‘faisant qu’une traduction soit trouvée’ ou ‘faisant qu’elle soit connue’, de même que la structure agentive aipypira, ‘ouvrir’ ou ‘étendre’, implique une forme de glose ou d’explication. Il faut de plus remarquer que la même structure aipypira apparaissait déjà dans le Tesoro de 1639, au niveau d’une locution signifiant ‘ouvrir l’esprit ou l’entendement’ (aipypira che arakuaa) (Ruiz de Montoya, 1639: 296). Dans le cadre de la stratification hiérarchique propre aux réductions, il est difficile d’imaginer que cette posture factitive, tant d’un point de vue social que lexical, soit assumée par une autre figure que celle d’un père jésuite. L’évolution de ce champ lexical dans la durée nous offre d’autres clés de lecture du statut discursif dont jouissaient les traducteurs. Effectivement, en 1722, une version actualisée du Vocabulario de. 24. Les propositions de rétro-traduction que nous mettons entre guillemets simples ont avant tout une valeur indicative, le système morphosyntaxique agglutinant du guarani étant tout à fait différent de celui des langues indo-européennes. Nous modernisons la graphie des termes et titres cités tant en guarani qu’en castillan anciens.. 321.

(24) Sociocriticism 2018 - Vol. XXXIII, 1 y 2. Montoya est rédigée par le père Paulo Restivo et imprimée non plus à Madrid mais depuis les presses des missions. On y note un certain nombre d’évolutions : les entrées ladino et letrado ont disparu, et le verbe ‘traduire’ fait son apparition. Ce dernier est toutefois présenté à sens unique, l’entrée correspondante spécifiant traducir las palabras españolas en guaraní (‘traduire les mots espagnols en guarani’), expression rendue par ava ñe’ẽ pype karaiñe’ẽ ambojekuaa (‘faire que les mots des Espagnols soient connus avec les mots des Indiens’).25 On retrouve la structure factitive ambojekuaa, ‘faire que ce soit connu’, déjà présente chez Montoya et qui, d’après Restivo, équivaut également au verbe ‘interpréter’, interpretar. Cependant, ce dernier est accompagné, en 1722, d’une glose extrêmement intéressante : pour intérpretes de la Sagrada Escritura (‘interprètes ou traducteurs des Saintes Écritures’), on traduira Tupã kuatia mbojekuaapareta (‘ceux qui font que l’écriture de Dieu soit connue’) (Ruiz de Montoya et Restivo, 1722: 368). Voilà encore la structure agentive ambojekuaa, ‘faire que ce soit connu’. À l’époque de Restivo, c’est-à-dire deux décennies environ après l’édition missionnaire de la Diferencia, le terme ambojekuaa se trouve donc au centre d’un champ lexical qui connote l’activité de traduction et d’interprétation en renvoyant indirectement au modèle de la Bible des Septante.26 Dans ce contexte,. 25. Le Vocabulario mis à jour par Restivo en 1722 suit le même fonctionnement que le texte original publié par Montoya en 1640 : les articles y sont donc proposés en castillan, puis glosés en guarani. C’est d’ailleurs cette même logique que l’on retrouve littéralement dans l’entrée intitulée “traduire les mots espagnols en guarani”. 26 Notons toutefois que ces prescriptions lexicographiques ne sont pas toujours appliquées telles quelles dans les écrits missionnaires. Ainsi, en 1733, une version guarani, manuscrite et anonyme, de la Conquista espiritual originellement publiée par Antonio Ruiz de Montoya en 1639 a recours à la structure agentive aguerova. 322.

(25) Du copiste invisible à l’auteur de premier ordre. l’asymétrie régissant le champ sociolinguistique de la traduction semble encore plus explicite, en assimilant le traducteur à la figure du gran lengua inspiré par le Saint-Esprit, tel que se présentait Serrano lui-même, et ce tout en renvoyant, il convient de le remarquer, au plus illustre précédent de la traduction collaborative chrétienne. 4. VERS UNE AUTORITÉ PARADOXALE. TROIS EXEMPLES DE CACIQUES GUARANI CO-TRADUCTEURS, ENTRE 1687 ET 1787 Mais qu’en était-il dans les faits ? N’y-a-t-il aucune trace de potentiels traducteurs guarani dans la copieuse documentation historiographique produite par la Compagnie elle-même ? De fait et malgré tout, ces témoignages existent. Cependant, ils se comptent sur les doigts d’une main, mais impliquent tous, comme nous le verrons, le recours à des formes de co-traduction qui ne sont pas sans rappeler l’espace de rencontre translinguistique évoqué par Hanks. Ainsi, en 1687, le jésuite Francisco Xarque souligne-t-il que : [L]es Indiens qui se consacrent à enseigner leur langue aux nouveaux missionnaires sont nombreux, et font preuve d’une attention singulière, ne s’exaspérant jamais qu’on leur demande cent fois un terme ou une manière de s’exprimer. Ce zèle est bien illustré par la persévérance avec laquelle un. ava ñe’ẽ rupi (littéralement ‘déplacer [le texte] par les mots des Indiens’) sur sa page de garde pour renvoyer à l’activité de traduction (Ruiz de Montoya et Anonyme, 1878-1879: 91). On ne retrouve donc ici ni le morphème factitif -mbo- ni l’idée de savoir ou de connaissance, tandis qu’est mise en avant l’idée de mouvement, peut-être par analogie avec le terme castillan trasladar (‘translater’).. 323.

(26) Sociocriticism 2018 - Vol. XXXIII, 1 y 2. cacique de Loreto (qui vit toujours à l’heure actuelle) s’occupe à composer des prêches et des sermons dans sa langue, de telle manière [...] que lorsqu’il ignore un passage quelconque, il demande conseil à un père. Une fois les sermons écrits, il les offre aux pères (Xarque, 1687: 361, notre traduction).27. Exactement un siècle plus tard, en 1787, le missionnaire José Peramás écrit, depuis l’exil : J’ai vu et lu toutes les semaines les discours qu’un Indien de Loreto écrivit au sujet des Évangiles, plusieurs dimanches de suite, si élégants qu’aucun jésuite n’avait pu le surpasser. Et cet Indien écrivit son livre de la manière suivante : chaque dimanche il prêtait attention à ce que le prêtre expliquait depuis son pupitre, et les commentaires qu’il faisait, puis il méditait ce qu’il avait entendu et, plume à la main, reproduisait les concepts et les idées dans un guarani parfaitement pur, en ajoutant les éléments de son invention qu’il jugeait les plus adéquats et opportuns. Il parvint ainsi à composer un livre qui rendit de grands services à tous les missionnaires, et duquel je me servis à plus d’une reprise pour mes propres sermons (Peramás et Furlong, 1952: 594, notre traduction).28 27. “[S]on muchos los [indios] que se dedican a enseñar su lengua a los nuevos misioneros, con singular cariño, no mostrando jamás enfado de que les pregunten cien veces un vocablo o modo de explicarse. Explica mucho este celo, el tesón con que un cacique de Loreto (que al presente vive) se ocupa en componer pláticas, y sermones en su lengua, con la disposición [...] que cuando ignora algún lugar, le pregunta a un Padre. Así escritos los sermones, los ofrece a los Padres”. 28 “Yo he visto y semanalmente he leído los discursos que un indio de Loreto escribió sobre los evangelios de diversas domínicas, tan elegantes que ningún je-. 324.

(27) Du copiste invisible à l’auteur de premier ordre. Dans les deux cas, l’identité du traducteur guarani n’est pas mentionnée, mais Xarque comme Peramás précisent qu’il s’agit d’un lettré collaborant avec un missionnaire.29 À chaque fois, la scène évoquée se déroule en outre à Loreto, lieu d’impression de la Diferencia de 1705. Nous voilà donc face à une interpolation qui nous permet peut-être de mieux saisir les conditions de composition de la traduction du traité de Nieremberg, tout en présentant de nombreux points communs avec le modèle translinguistique décrit par Hanks. Il serait toutefois impossible de clore ce panorama sans renvoyer à la figure tout à fait exceptionnelle de Nicolás Yapuguay. Actif dès les années 1690, cacique instruit et musicien reconnu, Yapuguay était avant tout le principal collaborateur du grammairien Paulo. suita había podido componerlos mejor. Y ese indio escribió su libro en esta forma: cada domingo prestó atención a lo que el párroco explicaba desde el púlpito, y los comentarios que hacía, meditaba después lo oído, y, pluma en mano, reproducía en purísimo guaraní, los conceptos e ideas, agregando de su cosecha lo que creía más adecuado y oportuno. De esta manera llegó a componer un libro que prestó grandes servicios a todos los misioneros, y del que yo me valí muchísimo para mis sermones.” Cet extrait est une traduction de l’original latin, proposée par l’historien jésuite Guillermo Furlong. 29 Les co-traducteurs créoles, issus du clergé ou non, échappent en général à cet anonymat. On connaît par exemple les noms des auxiliaires du franciscain fray Luis de Bolaños chargé d’adapter en guarani le catéchisme issu du troisième Concile de Lima, à savoir fray Gabriel de la Anunciación, fray Juan de San Bernardo et le capitaine Bartolomé Escobar, aidé de deux autres laïcs, Francisco de Vallejo et un certain Don García Moreno (Melià, 1992: 71-72; Otazú, 2006: 189). Pour sa part, Montoya aurait eu recours à ce même capitaine Escobar, mais également à deux co-traducteurs guarani dont les noms ont exceptionnellement été consignés : Tikú Yeguariyá et Juan Kumbá (Otazú, 2006: 190; Melià, 2011: 93-94). L’équipe sur laquelle se serait appuyé Montoya aurait donc été mixte, mêlant créoles et néophytes, et il n’est pas impossible que Serrano lui-même ait pu suivre ce modèle pour traduire la Diferencia.. 325.

(28) Sociocriticism 2018 - Vol. XXXIII, 1 y 2. Restivo, comme le souligne Peramás, toujours en 1768 : “le père en question a toujours eu cet Indien à ses côtés et le consultait dès qu’il souhaitait s’exprimer avec plus d’élégance en langue guarani” (Peramás et Furlong, 1952: 594, notre traduction).30 Au-delà de son rôle d’auxiliaire de Restivo, Yapuguay publie deux ouvrages aux presses des missions, et sous la direction du jésuite sicilien : une Explicación del catecismo en lengua guaraní en 1724 et des Sermones y ejemplos en lengua guaraní en 1727. Autre hapax missionnaire aux côtés du graveur Juan Yaparí, Yapuguay serait ainsi le seul ladino guarani trilingue (il semble en effet avoir maîtrisé le latin) à atteindre un relatif statut d’auteur, bien que l’omniprésence de Restivo jusque dans le paratexte de ses œuvres, dont il demeure le seul responsable légal, permette de nuancer ce constat. Toutefois, Restivo mentionne abondamment Yapuguay dans ses propres travaux métalinguistiques et le présente explicitement comme une référence, parmi les autres grandes figures de la Compagnie, en introduisant sa grammaire avec les mots suivants : “[l]es auteurs, qui y sont cités, sont : Ruiz, Bandini, Mendoza, Pompeyo, Insaurralde, Martínez et Nicolás Yapuguay, tous de premier ordre” (Ruiz de Montoya et Restivo, 1724: 4, notre traduction).31 Yapuguay serait ainsi le seul Guarani à avoir joui de. 30 “[D]icho padre tuvo siempre a su lado a este indio y le consultaba siempre que quería expresarse con más elegancia en el idioma guaraní”. 31 “[L]os autores, que se citan, son: Ruiz, Bandini, Mendoza, Pompeyo, Insaurralde, Martínez y Nicolás Yapuguay, todos son de primera clase.” L’Arte de Montoya mis à jour par Restivo en 1724 illustre en effet plusieurs lois grammaticales du guarani par des citations de Yapuguay, présentées comme des traductions du castillan mais aussi du latin. Certaines de ces versions sont érigées au rang de véritables gloses des Écritures. Cette exemplarité de Yapuguay en fait un traducteur modèle, bien que subordonné à Restivo (Rodríguez Alcalá, 2007: 120, 123). Une analyse poussée de ces traductions devrait permettre de mieux cerner cette collaboration.. 326.

(29) Du copiste invisible à l’auteur de premier ordre. la qualité “d’auteur de premier ordre”, selon les termes mêmes de Restivo, ou de quasi gran lengua suivant la terminologie de Hanks. Un statut que Serrano lui-même n’a jamais obtenu. Comment expliquer ce retournement de conjoncture en à peine vingt ans ? Peut-être faut-il prendre en compte le fait qu’en 1705, il ne s’agissait pas de traduire des sermons ou des exempla fragmentaires et attribués à la tradition, mais bien de rendre en guarani un chef-d’œuvre de Nieremberg, l’une des plus illustres plumes de la Compagnie. D’autres chercheurs ont récemment postulé, pour leur part, que ce renversement de paradigme s’expliquerait par une réforme des politiques linguistiques jésuites, désormais plus attentives à l’adéquation des traductions à la langue effectivement parlée par leurs ouailles, l’éloquence des caciques devant la nouvelle norme à suivre (Cerno et Obermeier, 2013: 43). Quoi qu’il en soit, ces trois exemples d’Indiens co-traducteurs peuvent et doivent être le point de départ d’une réflexion méthodologique autour de notre propre appréhension de la traduction collaborative. 5. POURQUOI NE VOYONS-NOUS PAS LES CO-TRADUCTEURS INDIENS ? CAUSES ET PALLIATIFS D’UNE DOUBLE CÉCITÉ La comparaison des profils de Serrano et de Yapuguay est révélatrice. Là où, dans le premier cas, nous sommes en présence d’un traducteur auteur au sens foucaldien du terme, en tant qu’instance unitaire maîtrisant langue de départ et langue d’arrivée, capable de prendre en charge l’acte même de traduction, mais aussi la révision, l’impression et l’autorisation du texte, Yapuguay n’assumerait qu’une de ces fonctions, la composition, et laisserait à Restivo le soin de relire et d’imprimer ses textes, ainsi que d’obtenir les licences nécessaires. Les deux lettrés de Loreto illustrent en outre une autre 327.

(30) Sociocriticism 2018 - Vol. XXXIII, 1 y 2. division linguistique des tâches, puisqu’ils composent leurs sermons avec l’appui des pères lorsqu’ils ignorent un passage, ou en aidant ces derniers lorsque ce sont les connaissances linguistiques qui font défaut. Ce modèle de co-traduction collaborative, qui peut nous sembler inhabituel face à la relative modernité des prétentions unitaires de José Serrano, a pourtant longtemps constitué une pratique courante. Il nous faut renvoyer à ce sujet aux travaux de l’historienne Belén Bistué, qui s’est donné pour tâche d’étudier ces stratégies de traduction collective. Des Septante à l’École de Tolède et jusqu’à la Bible polyglotte d’Alcalá, elle montre que la traduction s’est longtemps fondée sur une spécialisation des tâches et sur le recours à l’oralité (Bistué, 2011, 144-149). Ainsi, dans le cas d’un scriptorium médiéval du temps d’Alfonse X, deux traducteurs travaillaient en équipe, le premier rendant l’arabe en langue romane à haute voix, le second couchant sur le papier une version latine de ce premier jet, castillan et oral. Avec l’essor de l’imprimerie, ce type de pratiques s’est révélé encore plus complexe. Par exemple, un éditeur ayant une connaissance basique des deux langues concernées (ou plus) s’entourait de traducteurs professionnels pour composer et relire le texte, souvent publié à son seul nom. Serait-ce le modèle suivi par Serrano et Restivo ? Le statut de traducteur-éditeur aurait-il joui d’un prestige tout particulier au sein des missions ? Ce n’est pas improbable, d’autant plus que, comme le note Bistué, ce paradigme s’est perpétué jusqu’au XVIe voire au XVIIe siècle, notamment dans le cas de la traduction d’ouvrages religieux (Bistué, 2011: 144). En tant qu’auxiliaire linguistique spécialisé, Yapuguay serait ainsi, en quelque sorte, l’héritier direct de ces usages éditoriaux d’origine médiévale, qui se seraient maintenus dans les réductions jésuites du Paraguay jusqu’au dernier tiers du XVIIIe siècle.32 32. Ce constat est particulièrement patent pour les sermons et les exempla. Nous pensons ici à la pratique de la reportatio (prise de notes et réélaboration postérieure. 328.

(31) Du copiste invisible à l’auteur de premier ordre. Notons que pour Bistué, ce modèle, qui relevait de l’évidence pratique, a été largement invisibilisé par le discours des humanistes. Ces derniers prônaient en effet un modèle unitaire où le traducteur devait prendre en charge tous les aspects du travail d’adaptation, comme le préconise, dès la première moitié du XVe siècle, le grand érudit italien et premier théoricien de la traduction Leonardo Bruni (Bistué, 2011: 141-149). Consolidé aux XVIe et XVIIe siècles, ce paradigme humaniste aurait causé une profonde décrédibilisation de la pratique de la co-traduction, au point de la rendre invisible a posteriori aux yeux des traductologues. Il s’agit peut-être d’une des raisons pour lesquelles l’attribution au seul Serrano de la mise en guarani de la Diferencia n’a jusqu’à présent jamais été remise en question. D’autres facteurs peuvent être évoqués, et tiennent notamment à la tendance des chroniqueurs jésuites à privilégier l’exaltation hagiographique des grands lenguas de la Compagnie (Burke, 2006: 30), aux dépens de leurs auxiliaires locaux, comme cela a été démontré dans le cas des jeunes lettrés chinois venant en aide aux missionnaires ignaciens d’Asie (Girard, 2011: 193-194, 196).33 Toutefois, au-delà de ces questions d’ordre purement théorique, comment démontrer, sur le plan pratique, l’implication de co-tra-. d’une performance homilétique orale) issue du Moyen Âge, propice à un travail d’adaptation collaborative et qui semble avoir survécu avec une vivacité particulière au Paraguay, comme l’illustre le cas des deux lettrés de Loreto évoqués par Xarque et Peramás. 33 Comme le remarque Pascale Girard, cette invisibilisation des auxiliaires chinois est en outre due à l’absence de clergé local et à la terminologie très vague employée par les jésuites pour se référer à leurs auxiliaires, nommés simplement mozos (‘jeunes gens’). On retrouve ces deux caractéristiques au Paraguay, avec le terme cacique, et plusieurs lettrés chinois (tel un certain Cosme) ne sont pas sans rappeler le cas de Yapuguay (Girard, 2011: 198).. 329.

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